La petite fille sur la banquise

J’ai toujours aimé cela, les mots. Petite, j’en faisais collection dans un carnet à carreau. Adolescente, puis adulte, je courais derrière eux sans plus parvenir à les saisir, j’écrivais mille textes sans en finir aucun. Il me manquait des mots. Comme j’étais comédienne, je me laissais traverser par les mots des autres, mais je courais toujours, je cherchais les mots justes, les mots à l’endroit, et à force de courir, à force d’espérer, à trente ans, j’ai attrapé un premier mot. Viol. Un mot comme une trouée d’éclairs. Un mot pour dire ce qui s’était passé, ce dimanche de mai de mes neuf ans, dans une cage d’escalier. Un mot pour contenir la souffrance, la honte, la saleté, la solitude, la confusion. La haine.
A trente-trois ans, un policier m’a appelée, un suspect avait été interpellé, un procès allait avoir lieu, nous étions nombreuses.
A trente-quatre ans, j’ai été diagnostiquée : Amnésie traumatique partielle. Troubles psychotraumatiques chroniques. Etat de Stress Post Traumatique.
Alors de mots en mots, je me suis mise à écrire. Je suis partie du dimanche de mai et j’ai traversé mon passé, j’ai confronté les faits, et phrase après phrase, je suis allée retrouver une petite fille perdue sur la banquise. Page après page, je suis revenue à la vie.
Ce livre, je l’ai écrit pour toutes mes sœurs, et mes frères, de banquise. Pour qu’ils gagnent du temps de vie. De vie en entier. De vie guérie. Je l’ai écrit pour les proches, les parents, les soignants, les policiers, les magistrats. Pour donner à ressentir ce que c’est que de vivre, après un viol. Je l’ai écrit parce que lorsqu’une victime de violences sexuelles est correctement repérée, diagnostiquée et soignée, elle guérit. Je l’ai écrit parce qu’en France, un enfant sur cinq est victime de violences sexuelles.
Cet article dans les Echos des Anciennes me tenait à cœur. Mon agresseur, Giovanni Costa, surnommé l’électricien par les enquêteurs, a été condamné en Assises à 18 ans de prison. Il a passé plus de trente ans à violer des petites filles dans l’Ouest parisien. Si au procès, nous n’étions que trente-quatre, dont trois anciennes élèves de la Tour, un expert a estimé à 800 le nombre probable de ses victimes. Beaucoup d’entre elles ont dû passer par la Tour. Je voulais qu’elles sachent qu’elles ne sont plus seules, sur la banquise.

Adélaïde Bon (promotion 1998)
La petite fille sur la banquise a été publiée chez Grasset en mars 2018.